Des mots, simplement des mots ...

Des mots, simplement des mots ...

Le miroir ou dernier reflet.

 

 

 

J'habite la maison qui m'a vu naître et qui me verra certainement mourir. A quatre-vingt ans, ma vie est passée vite, très vite, trop vite même. Nous sommes en 2012. Comme tous les matins, je me rase avec le délicat « coupe-chou », héritage de mon père. Comme les vingt-trois mille trois cent soixante jours précédents, j'observe avec fatalisme, en me regardant dans le miroir, l'œuvre funeste du temps ; des rides plus que des ridules marquent de plus en plus profondément mon visage. Mon teint s'est terni et mes cheveux devenus blancs se raréfient.

 

  • Il ne fait pas bon de vieillir ! pensais-je !

 

Et pourtant, je suis encore là, bien en vie alors que tant de mes camarades sont déjà dans l'autre monde. J'assiste maintenant davantage aux enterrements qu'aux baptêmes, c'est – paraît-il - dans l'ordre des choses. Mais je suis heureux aux côtés de mon amour de jeunesse qui m'accompagne depuis cinquante-neuf belles années d'une union qui a connu des hauts et des bas mais nous avons su surmonter les épreuves de la vie. Comme tous les jours lorsque je suis dans ma salle de bains, j'ai un rituel, j'allume mon petit transistor et j'écoute les nouvelles du jour. Les titres qui seront développés sont annoncés par un journaliste :

 

  • Il n'y aura pas d'ouverture dans mon gouvernement, a dit François Hollande

  • Clash entre Pascale Clark et Marine Le Pen.

  • Valérie Pécresse, en campagne pour Nicolas Sarkozy sur le marché de Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis a lancé à un jeune militant : "Tu te tais cinq minutes !".

 

J'en ai ras le bol de cette campagne présidentielle. À mon âge, aucun candidat, aucun parti politique ne pourra plus changer ma vie ! En agitant la bombe de mousse, j'en projette malencontreusement sur le miroir. Délicatement, j'avance mon index pour ôter la mousse lorsque je fais une curieuse constatation : mon doigt s' enfonce dans le miroir sans que j'en ressente une quelconque douleur, à peine une sensation de froid glacial.

 

  • C'est pas possible ! … Jacqueline … Où es-tu ? … Vite viens voir !

 

Mais probablement trop affairée avec les tâches ménagères et l'aspirateur qu'elle passe dans le salon, mon épouse ne m'entend pas. Totalement effaré par ce que je viens de vivre, je décide de renouveler l'expérience en enfonçant cette fois-ci ma main. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ma main disparaît sans peine et surtout sans aucune douleur avec juste cette sensation pas tellement désagréable de froid intense. Je m'enhardis et laisse le miroir m'avaler jusqu'à l'épaule. Je parviens difficilement à faire le chemin inverse tellement l'aspiration du miroir est puissante. Pourtant, je dois le constater, je n'ai aucune lésion musculaire. Je me laisse alors aller jusqu'à être complètement aspiré par le miroir.

Je me retrouve debout, devant mon miroir dans ma salle de bains, devant le miroir mais mon attention est attirée par les actualités radiodiffusées qui relatent des faits vieux de dix ans. La peinture des murs de la salle de bains me semble beaucoup plus fraîche et en m'observant plus attentivement dans le miroir, j'ai la très nette impression d'avoir rajeuni ; quelques rides ont effectivement disparu ainsi que les petites tâches brunâtres que certains nomment des tâches de cimetière.

 

  • J'ai rajeuni ! C'est vrai et je me sens en meilleure forme !

 

Ces actualités vieilles de dix ans et ce soudain rajeunissement m'interpellent d'autant que le calendrier des PTT, punaisé au dos de la porte de la salle de bains, a lui aussi rajeuni de dis ans puisqu'il indique maintenant 2002. Cartésien comme je suis, je me refuse de valider ce qui est pourtant devant mes yeux et devrait être une évidence. Après quelques secondes de réflexion, même si l'expérience peut être risquée, je ressens une irrésistible envie de faire un nouveau bond dans le temps. L'index à peine posé contre le miroir, le temps d'une dernière réflexion ; dois-je crainte l'irréversible, l'éventualité de disparaître à tout jamais. Au diable, qui a peur est un peureux ! Le froid me saisit un court moment, juste le temps du passage. De l'autre côté du miroir, mon premier regard se porte sur le calendrier : 1992. Je viens de faire un nouveau saut dans le passé et je regarde avec plaisir mes soixante ans tout en écoutant les nouvelles à la radio d'une oreille attentive.

 

  • Jodie Foster, Anthony Hopkins et le réalisateur Jonathan Demme, oscarisés pour le film « Le silence des agneaux » ;

  • En Algérie, la guerre civile éclate et l'état d'urgence est déclaré.

 

Je me souviens combien ce conflit algérien m'avait perturbé à l'époque avec l'arrivée des radicaux islamistes qui voulaient imposer par la force la « charria », je n'oublie pas le temps des massacres de civils innocents puis l'enlèvement et l'exécution de religieux français. Je regarde enfin l'homme que j'étais : un homme en forme et en pleine santé. Mais ces deux voyages dans le passé m'ont fait oublier ma chère et tendre épouse. Elle aussi doit profiter de cette cure de rajeunissement, nous avons tellement vécu de choses ensemble, comme ce serait merveilleux de voler à la vie quelques décennies. Nous pourrions recommencer, profiter de toutes les minutes, ne pas refaire les mêmes erreurs, nous qui savons désormais combien la vie est courte. Me retrouver dans la force de l'âge avec ma Jacqueline, vivre intensément, nous aimer …. mais que se passe-t-il, il m'est impossible de sortir de la salle de bains, la porte – bien que non verrouillée – reste bloquée. L'inquiétude me gagne. Je crie, je hurle, j'appelle sans espoir ma Jacqueline qui reste sourde à mes cris, à mes coups de poing, à mes coups de pied dans la porte. Seul le silence répond à mes angoisses ! Je suis enfermé dans un espace-temps, dans une autre dimension.

 

Après avoir essuyé la mousse à raser de mon visage, je démonte le miroir avec la lame de ciseaux espérant trouver le passage secret, l'envers du décor mais il n'y a qu'un mur inviolable qui résiste à la pression de ma main. Le miroir serait donc ma seule porte de sortie. Il me vient alors une idée, peut-être absurde mais qui vaut le coup d'être tentée. Je pose le miroir contre la porte. Logiquement je devrais pouvoir le traverser et sortir de la salle de bains mais après plusieurs tentatives, force est de constater que le miracle ne se produit pas. Le passage ne fonctionnerait donc que lorsque le miroir est fixé à son emplacement d'origine. Je ne peux rester indéfiniment dans cette salle de bains, assis comme un idiot sur le rebord de ma baignoire. Le seul échappatoire, c'est le miroir et poursuivre une cure de rajeunissement qui m'est maintenant très désagréable. Cinquante ans puis quarante ans. Les annonces de la radio ne me surprennent plus.

 

  • Décès du chanteur et acteur Maurice Chevalier ;

  • Fin du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer devient Premier ministre ;

  • Alain Colas remporte la Transat en solitaire.

 

Si à l'extérieur, tous les hommes profitent de leur quarante ans, moi je m'en fous. Quand j'avais vraiment quarante ans, je faisais du ski, du judo, du vélo. J'avais un travail passionnant, je rencontrais une multitude de personnes. J'avais une vie sociale quoi ! Des amis, une femme et des enfants qui faisaient leurs études. Le soir, nous nous retrouvions pour prendre le repas, c'était merveilleux. Oui, j'ai encore quarante ans pour la seconde fois de ma vie et je suis terriblement malheureux. Je ne ressens plus aucun besoin, aucune envie ; ni faim, ni soif, ni sommeil, même pas envie d'aller aux toilettes … Rien, le néant. Je suis là, jeune, beau (enfin je me trouve beau), en pleine force de l'âge mais impuissant et inutile enfermé dans cette maudite salle de bains.

 

  • Combien de passages encore ? Je ne vais quand même pas retourner à l'enfance et je ne m'imagine surtout pas bébé tétant le sein de ma mère, ou alors dans les … Non je ne préfère pas y penser !

  

Je sais que mon évasion ne peut se faire que par le miroir. Alors je dois m'y résigner bien que cela ne m'enchante guère. Je me rapproche de ce maudit miroir, je le toise, le défie puis décide de m'y plonger, tête la première. Qu'ai-je à perdre ? Nous sommes maintenant en 1962 ; Norma Jeane Baker, dite Marylin Monroe vient d'être retrouvée morte dans sa chambre. Georges Pompidou est le premier ministre du gouvernement français et Jean Foyer devient ministre de la Justice. Je regarde mon reflet. J'ai trente ans. La belle affaire ! Je regarde à peine ma nouvelle silhouette avant de me laisser aspirer une nouvelle fois par le miroir au fluide glacial.

 

Vingt ans. Je déprime, je coupe la radio et déchire le calendrier. Je sais que je suis condamné, il n'y a aucun retour possible. Que le diable prenne mon âme puisque c'est sa volonté ; du fond de la salle de bains, je me jette dans le miroir. Il s'est passé quelque chose, je ne vois plus mon reflet dans le miroir, d'ailleurs je ne vois plus le miroir. La pièce me semble plus grande qu'à l'habitude. Mais c'est vrai, je n'ai que dix ans. Je me hisse sur la pointe des pieds pour observer ce drôle de gamin avec les cheveux en bataille. Un corps d'enfant mais des souvenirs et une expérience d'un homme. J'avance lentement le doigt avec cette peur de l'inconnu … si je persiste cette mutation sera obligatoirement la dernière. Que serais-je dans quelques minutes, un nouveau-né gisant sur le carrelage froid d'une salle de bains ou ce spermatozoïde qui se bat pour une pôle position ? Plus que quelques centimètres, du bout des pieds, je m'étire lorsque soudain la porte s'ouvre. Ma mère, les poings sur les hanches, me donne une tape sur l'arrière de la tête.

 

  • Je t'ai déjà dit de ne pas mettre tes doigts sur la glace. Ce n'est pas toi qui la nettoie, tu ne crois pas que j'ai assez de travail ?

 

Je n'ai même pas le temps de réagir qu'elle a déjà refermé la porte. Mais je suis sauvé. La porte est débloquée. Je suis fou de joie. Je vais recommencer ma vie à dix ans, éviter les erreurs de parcours de la vie antérieure et être probablement considéré comme un génie, un surdoué avec mes connaissances d'homme. Je me jette sur la porte, abaisse la poignée, tire, … tire encore … rien. La porte ne s'ouvre pas. Je crie jusqu'à m'époumoner. Ma maman va revenir pour me libérer … mais un silence inquiétant répond à mes appels. J'alterne entre des phases de confiance et des temps de complètes désespérances. Survivre sans but et sans idéal ou franchir cette ultime étape. Je me hisse jusqu'à cette saloperie de miroir, mon corps frigorifié le traverse. La peur de cette ultime mutation m'a fait fermer les yeux. Je les garde encore fermés une fois de l'autre côté. Mais je suis vivant, je le sais, je le sens. Je risque un œil. Ma vue se trouble en découvrant le vieil homme qui me fait face et qui me regarde aussi en clignant des yeux.

 

  • Mais c'est moi ? C'est bien moi. Je suis redevenu vieux !

 

Je veux savoir. Je reconstitue le calendrier que j'avais déchiré … 2012. Je suis revenu dans ma vie. Vieux mais tellement heureux. Je vais revivre, retrouver ma Jacqueline, mon adorée, ma vie. Je vais profiter intensément de mes dernières années. La vie est belle d'autant que je parviens à ouvrir la porte sans aucune difficulté. Je suis dans ma maison.

 

  • Jacqueline chérie, où es-tu ?

  • Je suis dans la cuisine, me répond une voix que je reconnais entre mille.

  • Oh mon Dieu ! Merci, infiniment.

 

Un dernier regard vers le miroir. J'ai envie de lui faire un bras d'honneur pour lui dire que c'est moi qui, finalement, gagne la partie. Une dernière bravade, juste le bout du doigt, un ongle pas plus. Une main agrippée fermement à la porte, l'autre pointée en direction du miroir, mon doigt ne s'enfonce plus.

 

  • Le passage s'est refermé,... ouf !

 

Le cauchemar est terminé et je ne suis même pas rasé. Je reprends ma bombe de mousse à raser lorsqu'une tâche sombre apparaît dans le miroir avant de former une excroissance noirâtre. Un doigt, une main avec de longs doigts, fins et crochus, et en arrière plan, une forme encapuchonnée, sans visage. La main s'avance, hors du miroir, je me recule mais des doigts acérés entrent dans ma poitrine, me serre le cœur, la douleur est atroce, insupportable, elle me projette au sol. L'obscurité, les ténèbres puis au loin, une lumière … elle est belle, rassurante, tellement vive mais ne m'éblouit pas, elle m'attire, elle m'emporte vers l'au-delà.

 

  • Je meurs seul face à ce maudit miroir. J'ai vu ma vie défiler avec toutes ces joies mais aussi tant de tristesse et je n'ai toujours pas dit à ma femme combien je l'aimais.



13/02/2017
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